Vieillesse : l’angle mort de la Macronie

Alors que le livre Les Fossoyeurs, publié ce mercredi, révèle une maltraitance généralisée dans les Ehpad du groupe Orpéa, le gouvernement s’indigne. Pourtant, l’executif peine, depuis trois ans, à s’emparer de la question, ayant fini par abandonner sa loi sur le « grand âge ». Décryptage d’un échec.

Il est de ces ouvrages qu’on ne préférait pas voir sortir. De ces mots qu’on aimerait mieux ne jamais lire. Les Fossoyeurs de Victor Castanet, publié aux éditions Fayard ce mercredi, est l’un de ceux-là. Pendant trois ans, le journaliste indépendant a sillonné les maisons de retraite du groupe privé Orpea, leader mondial du secteur, senti les effluves des selles, vu des escarres enfler, des aides-soignantes courir d’une chambre à l’autre et des gérants fermer les yeux. Ou miser sur la rentabilité. « C’était trois couches par jour maximum. Et pas une de plus. Peu importe que le résident soit malade, qu’il ait une gastro, qu’il y ait une épidémie », relate une auxiliaire de vie, dès le deuxième chapitre. Les actes de maltraitance y seraient « quotidiens » dans ce « vaste business du grand âge », détaille-t-il. 

Depuis ces révélations, le groupe dégringole en bourse, perdant plus de vingt points en l’espace de vingt-quatre heures. Les plateaux télévisés organisent à la hâte des débats sur les conditions de travail – et de vie – dans les Ehpad. La « vieillesse » est sur toutes les bouches. Et la ministre déléguée chargée de l’Autonomie, Brigitte Bourguignon, a convoqué le directeur général d’Orpea mardi prochain. « Nous devons faire toute la lumière sur les pratiques de cet Ehpad ainsi que dans les autres établissements du groupe Orpéa », répond à Louze le cabinet de la ministre. L’exécutif doit montrer qu’il n’a pas oublié « ses vieux », ceux-là même – les plus de 60 ans – qui ont voté à 27 % pour Emmanuel Macron au premier tour de la présidentielle de 2017.

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Une grande loi passée à la trappe

Pourtant, le gouvernement n’en est pas à sa première promesse sur le sujet. Depuis 2019, il fait miroiter une loi « grand âge », censée dépoussiérer la prise en charge de la vieillesse en France. Il l’annonce même en grande pompe, dans le fracas des nobles discours. Dans les cartons dès l’automne 2019, puis attendue pour 2020 et enfin début 2021, la loi finit dans les oubliettes. En cause, des embouteillages législatifs, la fronde contre la réforme des retraites et, cerise sur le gâteau, la pandémie de Covid-19. Dans un dernier sursaut, le Premier ministre Jean Castex avoue, en septembre 2021, abandonner la loi, mais promet des « mesures nouvelles » pour « renforcer » la branche autonomie de la Sécurité sociale. Quelques-unes ont été votées dans le cadre du budget 2022 de la Sécurité sociale.

Mais le gouvernement peine à légiférer sur la vieillesse et la dépendance. Et le problème n’est pas nouveau : les échecs s’enchaînent en cascade. Depuis Nicolas Sarkozy en 2007, chaque président a joué son va-tout sur le sujet, sans parvenir à rafraîchir la prise en charge des personnes âgées et dépendantes. Marie-Aline Bloch, professeure en sciences de gestion à l’Ecole des hautes études en santé publique, qui participe à l’actuelle mission « Parcours et autonomie » menée par le ministère de la Santé, contactée par Louze explique que « la question de la vieillesse est rarement la priorité des gouvernements ». D’autres sujets, ceux économiques notamment, lui barrent la route. 

« Difficile, pour l’exécutif, de sortir cinq ou dix milliards d’euros spécifiquement pour les séniors », renchérit auprès de Louze Luc Broussy, président du Conseil National du Parti socialiste et l’un des principaux membres de la concertation « Grand âge et autonomie », lancée par Agnès Buzyn en 2018. Depuis le début de la pandémie, on entend parler que de cette tranche d’âge. Le gouvernement ne pouvait pas à nouveau donner la priorité aux personnes âgées ». C’est pourquoi il a laissé les nombreux rapports sur le sujet s’empiler sur son bureau, sans initier une réforme. « Il y a un réel manque de volonté politique, admet-il. Les plus de 65 ans sont déjà avec Emmanuel Macron ; il n’a pas besoin de se mettre cet électorat dans la poche. » D’autant plus lorsque l’on sait que le système complexe à réformer.

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De maigres avancées

Les subventions sont difficiles à trouver. « Qui paie ? Les contribuables, les entreprises ? s’interroge Annie Dussuet, sociologue à l’Université de Nantes, spécialiste des services à la personne. Ce sont des choix politiques, mais le gouvernement ne veut pas les faire. » Et Luc Broussy d’ajouter : « Le gouvernement préfère ne rien faire, plutôt que d’élaborer une loi… qui sera critiquée de toutes parts. Qu’importe, dans quarante-huit heures, la polémique. » Désabusé, ou lucide ? La vieillesse est un de ces sujets intimes, qui concernent tout un chacun, mais que « la politique appréhende mal », confie-t-il. Serait-ce parce que les personnes âgées ne peuvent descendre dans la rue ? Ou parce que les employés des Ehpad et les auxiliaires de vie, déjà épuisés, peinent à s’organiser politiquement ? À moins que la faute revienne à la société qui, « dans le déni », ne veut pas voir la mort, les rides, estime Marie-Aline Bloch.

Reste que, pour Luc Broussy, s’il n’y a pas eu « de grand soir » depuis dix ans, il ne faut pas laisser penser que rien n’a été fait. « Les maisons de retraite sont dix fois supérieures que par le passé, notamment au niveau de l’accueil des chambres, du diplôme requis », se satisfait-il.Le cabinet de la ministre Brigitte Bourguignon ajoute que le gouvernement a investi 2,1 milliards d’euros jusqu’en 2024 dans les Ehpad français jugés prioritaires. « Pour les rendre plus ouverts sur l’extérieur, plus médicalisés et en faire de véritables lieux de vie chaleureux où l’on se sent  »comme chez soi » ». Il promet aussi que 10 000 soignants supplémentaires, qui s’ajoutent aux 10 000 recrutés depuis 2017, rejoindront les rangs des Ehpad d’ici cinq ans. Le Ségur de la santé pour les hôpitaux et les maisons de retraite, entré en vigueur fin 2020, a lui aussi eu son lot d’avancées, via notamment une – légère – revalorisation des soignants.

« Insuffisant ». Tel est le mot qui revient dans la bouche des deux chercheuses, Annie Dussuet et Marie-Aline Bloch. L’enquête de Victor Castanet n’est « pas surprenante », affirment-elles en chœur car le secteur est « sous-financé ». Le problème est systémique. « Il dépasse la société Orpéa. C’est l’ensemble des métiers liés à la vieillesse qui sont à bout », s’exclame Marie-Aline Bloch. Manque de personnel, employés sous pression, travail à la chaîne, rationnement des produits de santé et d’hygiène… Les soignants des Ehpad et les aides à domicile finissent par produire de la maltraitance non pas volontaire, mais « institutionnelle », tonne Annie Dussuet.

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