Un ministre en fonction sur cinq a publié un livre entre 2021 et 2022. Mais leurs ouvrages ne se vendent souvent qu’à quelques centaines d’exemplaires. Nous avons enquêté sur les raisons qui poussent les membres du gouvernement à prendre la plume malgré tout, et les éditeurs à les publier.
« J’invite des auteurs à deux titres : soit parce que j’ai adoré leur livre, soit pour rendre service, confie la gérante de la librairie Paroles à Saint-Mandé (Val-de-Marne). Et le livre de de la ministre Emmanuelle Wargon, je ne l’ai même pas lu. » Cette librairie, située dans la ville où la ministre du Logement habite, est la seule à l’avoir reçue pour la promotion de son ouvrage : Bienvenue en politique à ceux qui sont tentés de renoncer (Calmann-Lévy, 2021).
Pauline, employée de la boutique, se souvient de cette rencontre. Entre les rayonnages en bois sombre et les présentoirs bleu roi, quelques personnes sont venues échanger avec Emmanuelle Wargon. La gérante, qui ne souhaite pas que son nom soit associé à cet article, « ne voit rien à raconter » sur cet événement. Elle commente agacée : « Quand vous organisez une rencontre, vous commandez des livres. Quand ils ne se vendent pas, vous les retournez à l’éditeur. » La commerçante n’a pas vendu beaucoup de livres de la ministre, et elle n’est pas la seule. En trois mois, le livre ne s’est écoulé qu’à 169 exemplaires.
Emmanuelle Wargon n’est pas la seule ministre à avoir essuyé un échec en librairie. Sarah El Haïry, la secrétaire d’État à la Jeunesse et l’engagement, n’a vendu que 197 exemplaires de son livre Envie de France (L’Observatoire, 2021) selon Edistat, le site référençant les statistiques de l’édition. Même revers pour le dernier livre de Sophie Cluzel, secrétaire d’Etat au Handicap avec 343 copies de La force des différents : changer le regard sur le handicap (JC Lattès, 2022), ou encore Marlène Schiappa, ministre de la Citoyenneté et ses 386 exemplaires vendus de Sa façon d’être à moi (Stock, 2021).
Des flops dans un climat de défiance
« Des ministres qui écrivent et qui vendent quelques centaines d’exemplaires, ça relativise leur influence sur la société, » estime Arnaud Benedetti, professeur associé à la Sorbonne et spécialiste en communication politique. Selon lui, ces chiffres sont révélateurs d’un « pays où l’abstention et la défiance vis-à-vis des politiques progressent. »
Une tendance qui semble se confirmer dans la boutique de Pascal et Sabine Delord, marchands de journaux et libraires, à Maisons-Alfort. Dans leur magasin, les livres s’entassent sur une petite table entre des tourniquets à cartes postales et des piles de journaux. Dans cette commune qui a élu des maires de droite ou de centre-droit depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, les ministres ne sont pas les auteurs politiques les plus cotés du moment. « Pécresse, Zemmour, Sarkozy, eux marchent bien, » explique la commerçante emmitouflée dans son gilet sans manches derrière sa caisse. L’étiquette ministérielle ne fait pas toujours bien vendre.
Pourtant, les membres du gouvernement sont nombreux à avoir pris la plume. Près de 20% de celles et ceux actuellement en fonction ont publié un ouvrage alors qu’ils étaient en exercice, et 12% auraient un manuscrit dans leurs tiroirs selon des informations parues dans la presse.
« L’éditeur s’attend à ce que ça ne marche pas »
« Je ne sais pas pourquoi ils font ça, interroge Isabelle Guignon derrière ses lunettes papillon, c’est peut être leur manière de montrer qu’ils existent, mais ça ne marche pas », soupire la patronne de la librairie La Ruche, à quelques dizaines de mètres du magasin des Delord. « Soit c’est un flop total et il ne se passe rien, soit c’est de la folie mais sur une très courte période. » Pour elle, un livre de ministre se vend dans les jours de la sortie, ou il ne se vend pas du tout. En ce moment, la libraire n’a aucun nom de ministre en exercice dans ses rayons. Elle justifie cette absence par le fait que des centaines d’ouvrages sortent en permanence, et qu’elle ne peut pas tous les mettre en avant dans son magasin.
Même le président-directeur général (PDG) des éditions du Cherche Midi, Philippe Héraclès, reconnaît que « les livres politiques ne passionnent pas les foules ». Mais, interrogé sur les quelque 500 ventes du livre de la secrétaire d’État Olivia Grégoire, publié par sa maison en octobre 2021, il relativise. « Il est encore trop tôt pour dire si on rentrera dans nos frais, un livre comme ça peut mettre des années à se vendre ». Une éditrice de non-fiction, souhaitant conserver l’anonymat, conteste la logique économique: « L’éditeur s’attend à ce que ça ne marche pas, mais il espère plus que quelques centaines d’exemplaires, c’est sûr ». Elle juge les essais publiés par les ministres trop édulcorés, pas assez engageants et porteurs d’idées. Selon elle, cela peut expliquer en partie des chiffres si bas.
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Écrire, un moyen « d’exister politiquement »
Pour la secrétaire d’État chargée de l’Économie sociale, solidaire et responsable Olivia Grégoire, publier un livre a, au contraire, été un moyen de mettre ses idées sur papier. « C’est un format à nul autre pareil pour expliquer ce que l’on fait et ce que l’on pense », détaille-t-elle. Dans son livre, comme une partie de ses collègues, elle retrace son parcours au gouvernement. Un moyen de défendre ses actions et son bilan qu’elle affirme avoir rédigé pendant ses congés pour ne pas empiéter sur son travail au ministère. Elle anticipe ainsi les critiques qui avaient été adressées à Marlène Schiappa, autrice d’une dizaine de livres pendant ses années au gouvernement.
« Plutôt qu’une conclusion de mon passage, insiste la secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie, je préfère parler d’une étape car j’ai enfin eu l’occasion d’expliquer en détail le sens de mon engagement dans ce ministère ». Elle avoue espérer que ce livre « ne sera pas la seule trace de (son) passage au ministère ».
Écrire serait aussi un moyen « d’exister politiquement, juge le spécialiste en communication politique Arnaud Benedetti. Avec un livre viennent des offres de médiatisation ». Selon le politologue, au-delà de la mise en lumière d’une personnalité politique, la publication d’un ouvrage contribue à montrer le ministre sous un plus beau jour. « Il y a toujours cette idée que la personne qui prend la plume est capable de réfléchir, c’est flatteur », développe-t-il.
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L’éditeur, relai d’idées
Si les éditeurs savent que les livres de ministres ne se vendent pas, pourquoi les publier ? « Un éditeur n’est pas un banquier, affirme le PDG du Cherche Midi. C’est quelqu’un qui croit en un auteur, et qui pense que son livre peut faire avancer le débat ».
Si les lecteurs ne sont pas toujours au rendez-vous, les éditeurs ne rechignent pas à publier un livre de ministre. Ils sont même souvent à l’origine du livre, selon une éditrice. « En non-fiction, les éditeurs sont force de proposition, explique-t-elle. On propose à un ministre de publier un livre sur tel sujet, et il dit oui. »
Pour son essai, Et après ? Pour un capitalisme citoyen, Olivia Grégoire explique avoir été contactée par la maison d’édition du Cherche Midi au moment du lancement d’une nouvelle collection. «[Elle] souhaitait l’inaugurer par un ouvrage de référence, ou du moins d’une personnalité de référence », relate-t-elle. « Je ne saurai jamais si d’autres noms étaient envisagés avant moi». La ministre, ancienne cheffe d’entreprise, avoue n’avoir pas longtemps hésité : « Cela faisait longtemps que l’idée de faire un livre me trottait dans la tête ».
Mais ce n’est pas avec l’espoir de sortir un best-seller qu’une maison d’édition se tourne vers un ministre. Selon une éditrice, qui souhaite rester anonyme, « une maison d’édition est une maison de pouvoir. Un éditeur qui publie Darmanin peut dire qu’il connaît le ministre de l’Intérieur ». La recherche d’influence « peut être un élément qui rentre en ligne de compte ». concède le directeur du Cherche Midi, éditeur d’Olivia Grégoire mais aussi d’ouvrages des anciens ministres Jack Lang, Manuel Valls ou encore Bernard Debré.
Finalement, les ventes importent moins que la notoriété apportée par l’auteur, quand il s’agit d’un personnage politique de renom. Le jeu d’influence qui se déroule au sein du monde de l’édition repose sur la recherche d’une publicité de long terme. À ce jeu là, les flops des livres ministériels sont peut-être bien « au top ».
Léa Guedj et Jeanne Le Bihan