Ils sont représentants de commerce, professionnels de la collecte de fonds ou encore commerciaux nomades… Des métiers qui les amènent à rencontrer des dizaines, voire des centaines de clients, dont la majorité leur oppose un refus. Nous sommes allés à leur rencontre pour comprendre comment ils encaissent ces échecs quotidiens, sans se décourager.
Nous sommes au sommet d’un immeuble flambant neuf, à Asnières-sur-Seine. Il est 9h et Sofiane R. s’installe à son poste de travail, une tasse de café noir à la main. Dans la pièce qu’il a aménagé pour télétravailler, ce jeune propriétaire de 33 ans parcourt son agenda. Ce matin, le commercial spécialisé dans la génétique a une réunion importante, une cible qui lui résiste depuis plusieurs mois. En guise de tour de chauffe, il appelle des clients avec lesquels il est à l’aise pour prendre de leurs nouvelles, leur souhaite la bonne année. Quand ses gammes sont exécutées, tel un pianiste avant une représentation, il s’attaque au défi de la journée : séduire un centre médical à la renommée internationale. « C’est un client important, j’avoue que je ne sais pas si cet appel sera fructueux », dit-il avec une assurance mesurée.
En deux ans, Sofiane R. est devenu l’un des meilleurs commerciaux de son entreprise. Pourtant, il peine à atteindre les 6% de signatures de contrats. « Sur 50 entreprises, une dizaine acceptent de discuter, et on aboutit éventuellement à trois signatures », détaille-il. Dans cette profession, s’exposer à des refus fait partie du quotidien. Comment faire pour garder confiance en soi lorsque l’échec est une perspective permanente ?
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Tirer des leçons de ses échecs
Cette question a hanté Rémy Bozonnet plusieurs années. Commercial depuis bientôt deux ans chez un éditeur de logiciels juridiques, il a connu des débuts difficiles. Chemise à col Mao et cigarette électronique, celui qui a tout du jeune cadre dynamique a eu beaucoup de mal à dépasser son premier échec dans le métier : « C’était une entreprise du milieu bancaire, j’avais passé presque six mois à échanger avec eux et créer une relation personnelle avec mon contact. Tout ça pour se faire coiffer au poteau par des concurrents au dernier moment ».
Sa solution : s’imposer une séparation stricte entre vie personnelle et professionnelle. « Au début, quand je n’étais pas performant, ça m’énervait, j’étais de mauvaise humeur pendant plusieurs jours, tous mes collègues le voyaient », regrette-t-il. Désormais, il parvient à accepter l’échec en se disant que les clients perdus pourront toujours revenir vers lui plus tard.
« Il faut savoir mesurer ses efforts »
Les refus et les frustrations, Laetitia Sikes les connaît elle aussi. Représentante de commerce depuis dix ans chez un leader de la vente d’outillage professionnel à Narbonne, elle a passé des années à sillonner le sud de la France à la conquête de nouveaux clients. Si ses premières sorties furent les plus difficiles – elle a même hésité à se réorienter complètement – celle-ci a pris le pli de la profession. « Il faut s’accrocher et ne pas craindre de ne pas remplir ses objectifs au début », conseille la jeune femme de 35 ans originaire de l’Aude.
De ces échecs, les professionnels du démarchage ont appris à tirer des leçons, devenues parfois des mantras pour ne pas perdre courage face à la dure réalité de leur métier. « Il faut savoir mesurer ses efforts », conseille Lorie Ebanga, chargée de partenariats au sein de l’ONG Action contre la faim. Lorsqu’elle rencontre une entreprise susceptible de financer des projets menés par son association, cette diplômée d’école de commerce mesure très vite ses perspectives de réussite. « Lorsque ça ne mord pas, nous envoyons toutes les informations nécessaires et nous clôturons le dossier », raconte-t-elle. Le but de cette bonne pratique : ne pas s’épuiser à fournir du travail alors que les chances d’aboutir sont minces.
De nombreuses autres techniques existent pour éviter de s’acharner en vain. Pour Garance du Besset, cela passe par une écoute active. « C’est très important. Il faut sentir si nos arguments, nos projets, touchent le client », indique-t-elle. Un constat partagé par Sofiane R. : « Si mon interlocuteur m’explique qu’il n’est pas intéressé par nos produits et qu’il y a une bonne justification, alors je n’insiste pas ».
Prendre de la distance
Le téléphone vissé à la main, Rémy Bozonnet vit au rythme des appels passés à ses clients. Qu’il soit dans la rue, dans les transports, ou entre deux verres avec ses amis, il se rend disponible pour leur répondre. Malgré cet engagement de tous les instants, il lui arrive de perdre des clients précieux. Pour arrêter d’y penser, le jeune homme a une technique imparable, enseignée par son père, directeur commercial dans un grand groupe : « Quand je perds un compte, je supprime la ligne sur mon fichier Excel. Comme ça, je ne le vois plus tous les jours pour éviter que cet échec me hante ».
Pour Lorie Ebanga, « un bon fundraiser doit garder une vision de long terme ». Même s’il est difficile de le percevoir sur le moment, « si ce n’est pas cette entreprise, ce sera une autre », explique-t-elle. Pas question donc de se remettre en question à chaque client perdu.
Dans les métiers de la vente et du fundraising, le client a un fort ascendant sur la personne qui le démarche. Malgré tous les efforts déployés, la décision finale d’acheter ou non, de donner de l’argent ou non, lui revient entièrement.
« Cet ascendant peut devenir usant et mettre dans une position d’infériorité si on n’y prend pas garde », poursuit Lorie Ebanga. Pour remporter la mise, la chargée de collecte de dons chez Action contre la faim a été tentée d’en faire toujours plus, de se plier aux moindres demandes des entreprises qu’elle démarchait. « Mais au contraire, il faut être fier de ce qu’on fait, et traiter d’égal à égal ! », conseille-t-elle.
Sofiane R. complète : « Il faut arrêter de s’excuser de faire son travail ! Les entreprises ont autant besoin de nous que nous avons besoin d’elles ». Un état d’esprit qui permet de se voir non comme quelqu’un qui réclame, mais comme quelqu’un qui apporte des solutions, un terme désormais à la mode dans le jargon des commerciaux.
Apprendre à aimer l’échec
Pour ceux qui vont au contact des clients au quotidien, le pire n’est pas de rater un contrat. « C’est qu’on ne vous réponde jamais ! », balance Sofiane R, en fumant une cigarette à la fenêtre de son studio. « Une discussion qui n’aboutit pas, c’est déjà une occasion de se connaître, de glaner des informations. »
Même si la démarche n’aboutit pas, le but est aussi de faire de la sensibilisation. « Il faut que les entreprises sachent qui est Action contre la faim, et ce qu’on fait de positif », complète Lorie Ebanga. Et cette opportunité ratée peut être le point de départ d’une relation fructueuse. Laetitia Sikes le reconnaît : avec le temps, elle en est venue à considérer ses clients, principalement des agriculteurs, « comme des amis ». « J’ai pris le temps de les connaître », explique-t-elle.
Avec l’expérience acquise en dix années sur les routes, la jeune femme fait le bilan : « C’est un beau métier, très humain, où je rencontre beaucoup de monde ». Pas juste une question de succès ou d’échec.
Diane Karcher-Mourgues et Mehdi Bouzouina